Partie II: André Dauchez, son séjour en Amérique.
C’est le dimanche 28 mars 1920 qu’André Dauchez arrive pour la première fois aux Etats-Unis d’Amérique, pour un séjour de presque deux semaines.
Il débarque à New-York, du paquebot transatlantique Lapland en provenance de Cherbourg, après une traversée de 10 jours.
Il va tout d’abord séjourner à New-York, à l’hôtel Biltmore[1], en compagnie d’autres artistes-peintres, venus participer comme membres du jury de l’exposition internationale organisée par le Carnegie Institute de Pittsburgh.
Dans le taxi qui l’amène à son hôtel, André Dauchez est « tout occupé à lancer des coups d’œil dans toutes les directions, à me tordre le cou pour tâcher d’apercevoir le haut des maisons gigantesques qui défilent ».
Il est accueilli dans un hôtel très luxueux où les chambres comme les salles de réception sont d’une grande modernité : « Tapis partout. Electricité à profusion. Cabinet à porte manteaux, salle de bain avec WC. Eau chaude, eau glacée pour boire, système de chauffage électrique pour les fers à friser…c’est épatant ».
- Séjour à New-York (du 28 mars au 6 avril 1920)
Des rencontres artistiques.
Pendant ce séjour new-yorkais, André Dauchez va rencontrer un certain nombre d’artistes, soit dans leur ateliers, soit lors de dîners ou réceptions. Il sera accompagné de Mr Richon, originaire de Genève et employé de l’hôtel Biltmore, qui lui servira de guide et d’interprète.
Il fait ainsi la connaissance de De Witt McClellan Lockman (1870-1957), peintre originaire de New-York, et visite son atelier : « …portraitiste mondain de talent dans la note américaine. Atelier tenu comme un salon, dans un ordre désespérant, sans le moindre bibelot ni études au mur ».
Il visite l’atelier deFrederick Childe Hassam[2] (1859-1935), peintre et graveur impressionniste : « Beaucoup de talent, mélange de Raffaeli et Le Sidaner, mais plus fin, mieux dessiné et d’une technique plus variée ».
Ensuite, visite à l’atelier de Eanger Irving Couse[3] (1866-1936) : « peintre d’Indiens, sans aucun intérêt. Tableaux pour Salon des Artistes français ».
« Je suis frappé par le vide de tous ces ateliers, trop bien rangés, encombrés de tables et de fauteuils, faits pour la réception, et où on ne sent pas la vie ni le travail ».
Le 30 mars, André Dauchez se rend à la galerie Macbeth pour voir l’exposition du peintre Lever[4] : « Quelques toiles pas vilaines de couleurs, mais bien faibles comme dessin, et deux ou trois beaux motifs pris à St Ives, dans le pays d’Olsson[5] dont Lever est élève ». Il se rend ensuite dans l’atelier de ce dernier : « …très petit et d’apparence assez misérable. Il nous montre beaucoup d’études de grandes dimensions, où se manifestent de vrais dons de coloriste, mais toujours d’un dessin insuffisant ».
André Dauchez va se rendre au « National Arts Club »[6], un bâtiment où vivent et travaillent différents artistes « des deux sexes », sur plusieurs étages dans des ateliers et appartements. Il y rencontre dans son atelier le peintre Schofield[7] : « Le plus sympathique de tous ceux des artistes rencontrés. Paysagiste de grand talent. Il parle français très aisément, ayant fait la guerre en France, engagé volontaire dans l’armée anglaise et sorti avec le grade de major ». A cette occasion, André Dauchez va remarquer un livre qu’il se procurera dès le lendemain : « Salt water – Poems and ballads ». C’est un livre de poésie sur des thèmes de la navigation et de l’histoire maritime de John Masefield, publié en 1916, « illustré remarquablement par Charles Pears ».
André Dauchez écrit ses impressions sur ses collègues américains : « C’est étonnant ce qu’il y a en Amérique de paysagistes de talent, mais ils font tous à peu près la même chose : abus des motifs où le ciel est à peu près supprimé, abus surtout des effets de neige. Compositions correctes, bonnes mises en page, mais toujours les mêmes et manque général d’effets. Cela tient sans doute à ce qu’ils travaillent trop d’après nature, sur des formats exagérés, et ils acquièrent surtout de l’habileté ».
Toujours au « National Arts Club », André Dauchez passe une soirée dans l’atelier du peintre américain Ben Foster (1852-1926) : « Lui, un petit vieux, très enjoué et bon enfant, parle un petit peu le français. Il commence par nous abreuver de cognac, puis de whisky et de cocktails, et distribue de gros cigares. Puis il montre sa peinture. Fleurs, natures mortes et paysages. Il a du talent, un joli sentiment de la nature, que gâte souvent une exécution monotone et sèche. Cet excellent homme me prend en affection, et me force d’accepter une grande toile, des fleurs dont je lui avais fait particulièrement compliment. Je l’embrasse avec reconnaissance ».
André Dauchez, en compagnie du peintre Childe Hassam, rend visite à un autre artiste américain, Hamilton Easter Field (1873-1922) qui est grandement considéré à cette époque, car il est un artiste reconnu, mais également un collectionneur, galeriste, critique d’art, écrivain, éditeur… André Dauchez se rend dans sa maison située à la pointe de Brooklyn : « Beaucoup de beaux meubles anciens anglo-américains, des tapisseries, bibelots, livres…du haut en bas de la maison. Easterfield parle couramment le français ayant séjourné à Paris, où il a fait la connaissance de Simon et de Ménard[8]. Peut-être a-t-il été leur élève. En tout cas il n’est pas très fort ». Il y rencontre un jeune homme « peu loquace » natif de Concarneau, qui fait de la sculpture sur bois et des cadres, « son nom : Laurent, je crois ». En fait Hamilton Easter Field se rend à Paris en 1894 où il va étudier à l’Académie Colarossi et prendra également des cours privés auprès de Lucien Simon et Henri Fantin Latour. Il se rend à Concarneau en 1898, où il va rencontrer un très jeune garçon, Robert Laurent (1890-1970), en qui il voit un avenir de grand artiste. Robert Laurent n’a qu’une dizaine d’années quand il accompagne Hamilton Easter Field à New-York, où ce dernier deviendra son mentor, et son second père. Robert Laurent deviendra un grand sculpteur, graveur et enseignera jusqu’à la fin à l’école « Ogunquit » dans le Maine, qu’il a co-fondé avec Field en 1911. Quelle destinée pour ce jeune garçon, fils d’une famille de paysans de Concarneau de la fin du XIXème siècle !
Childe Hassam amène André Dauchez chez l’un des plus importants éditeur et imprimeur de gravures que fut Frederick Keppel (1845-1912) dont la société fut fondée en 1868, et qui travailla avec de grands artistes, comme Félix Buhot, Jean-François Millet, James Whistler… André Dauchez y découvre les eaux-fortes de Childe Hassam : « Il y en a une assez belle série dont quelques unes sont intéressantes, d’un excellent métier et variées d’exécution ».
André Dauchez est invité au vernissage du salon annuel de l’Académie nationale, dans Brooklyn. Il y retrouve une vieille connaissance en la personne du peintre de l’impressionnisme américain Lawton S. Parker[9]. Une salle contient des aquarelles de Sargent[10] : « …invraisemblables de virtuosité, mais sans distinction aucune. Ce sont des vues méridionales, des avants de navires dans des ports… ». Il y découvre également des œuvres de Winslow Homer[11] : « C’est certainement ce que j’ai vu de mieux en Amérique, comme peintre américain. Paysages, marines, barques sur des rapides. Grande simplicité de moyens, sincérité absolue sans artifice d’aucune sorte, qualité très puissante et très rare de la couleur ». Le reste des œuvres exposées ne l’intéressent pas, les meilleures toiles sont celles de ses collègues du jury : « Une marine de Carlson, un paysage de Symons, et une vue de rivière de Schofield qui a eu le 1er prix avec 1.000 dollars ».
Des visites culturelles et touristiques.
André Dauchez va visiter « l’Aquarium », qui « m’intéresse au plus au point. C’est un vaste local de forme ronde ; au milieu des bassins où s’ébattent des phoques, tortues et crocodiles. Tout autour, sur 2 étages, s’alignent des réservoirs vitrés peuplés d’une infinité de poissons, extrêmement variés de forme et de couleurs. Certains sont admirables, et présentés dans un remarquable décor de roches et de plantes marines. Tout est propre et ordonné à la perfection. Dommage que nous n’ayons pas cela chez nous ».
André Dauchez est aussi fasciné par l’organisation de la bibliothèque publique, la « Library », qui est ouverte jour et nuit, et où tout est fait pour faciliter le travail ou la distraction des lecteurs : « Restaurant, téléphone, ascenseurs partout et gratuits, on peut emporter jusqu’à 6 livres de lecture courante, en donnant simplement son nom et son adresse. Il y a des collections de peintures, des salles spéciales pour les enfants, où on les guide et où on s’intéresse à eux. C’est admirable ».
Le 31 mars, il va visiter la tour Woolworth[12], l’un des gratte-ciels les plus célèbres de la ville. Il a été construit par Frank Woolworth, créateur d’une chaîne de magasins à petits prix : « Ce Woolworth est le fondateur des bazars à 5 et 10 cents, et il faut croire que ça rapporte un bazar, que peut avoir coûté cette construction. C’est inimaginable ». Il va se rendre en haut du building, où il va pouvoir admirer la ville et mieux comprendre son organisation : « Je vois par où je suis arrivé d’Europe, les deux rivières celles de l’Est et de l’Hudson, entre lesquelles s’étend New York sur une longue bande de terre, avec ses rues à angle droit où il est en somme extrêmement facile de se diriger ». Il regrette que les photos soient interdites et de ne pouvoir garder un souvenir exact du panorama : « J’essaye de la fixer dans ma mémoire, tout en pensant au livre de Wells, « La guerre dans les airs »[13], qui rend si bien l’impression de cet ensemble déconcertant, avec le fourmillement d’humanité que l’on domine ».
Le 1er avril, André Dauchez va se rendre à Brooklyn et tomber sous le charme de la ville : « Coup d’œil à l’entrée du pont de Brooklyn, superbe construction fer et acier, enchevêtrement vraiment gracieux de fils partant des piliers de chaque bord et retenant par leur réseau compliqué le long tablier d’une seule courbe. Au travers de cette toile d’araignée, par-delà les premiers plans curieux de toitures à terrasse, de cheminées bizarres, d’échafaudages étranges où éclatent des affiches bleus et rouges, se dressent les fantastiques buildings de la basse ville. Spectacle extravagant et grandiose, d’une beauté spéciale ».
Le même jour, il se rend au « musée métropolitain » où il rencontre l’artiste Henry Caro-Delvaille[14] avec qui il va parcourir les salles françaises : « Je constate qu’en dehors de Manet et de Renoir, la peinture française est assez mal représentée. La Salomé de Regnault[15], une bataille exécrable, un tas de choses plus que médiocres. C’est dommage ».
Le vendredi 2 avril 1920, André Dauchez va visiter le musée d’Histoire Naturelle : « C’est, je crois, ce qu’il y a de plus extraordinaire à New-York comme collection organisée en vue du développement intellectuel. Dans des salles superbes, sans inutiles ornementations, sont présentées toutes les choses intéressant l’Histoire Naturelle : alimentation, géologie, entomologie, ethnologie, etc…que de profit on trouverait à examiner tout cela à loisir, et quel prodigieux instrument d’éducation ».
André Dauchez et la photographie
André Dauchez va dès le 1er avril, acheter du matériel pour développer ses photos à son hôtel, notamment une ampoule rouge : « le Biltmore ne possédant pas dans ses 30 étages la moindre chambre noire pour la photo, je me débrouillerais dans ma salle de bains ». Le marchand remarque son appareil, un « verascope » : « …il me dit qu’aujourd’hui à New York cet appareil vaut 250 dollars, ce qui fait 3.750 frcs…Coquet ».
Le Vérascope est un appareil photo stéréo compact introduit en 1893 par Jules Richard. C’était la caméra stéréo la plus vendue de son temps et la production de divers modèles s’est poursuivie jusque dans les années 1950.
En 1893, Jules Richard a introduit le nouveau format négatif sur plaque de verre 45x107 mm pour les caméras stéréo. C'était beaucoup plus compact que les grandes lames de verre qui étaient courantes à cette époque et qui nécessitaient des appareils photo volumineux et coûteux, plus réservés aux photographes professionnels ou aux amateurs fortunés.
Avec l'introduction du format 45x107 mm, Jules Richard a présenté la caméra stéréo Vérascope qui a été la première caméra à prendre en charge le nouveau format. L'appareil photo compact et relativement facile à utiliser, a relancé la photographie stéréo au début du XXe siècle en France. Vérascope Richard n'était pas seulement le nom de l'appareil photo, mais est devenu une marque pour une large gamme de stéréoscopes portatifs et rotatifs, d'outils de développement et d'accessoires. Il a rendu la photographie stéréo accessible aux amateurs.
A New-York, des soirées divertissantes.
André Dauchez va au théâtre Cort[16], voir la pièce « Abraham Lincoln » : « Ce sont des épisodes de la vie de ce grand homme, représentés avec une très grande recherche de véracité, joués d’une manière remarquable dans l’ensemble. Costules, décor, éclairage, tout est soigné et excellent. Le personnage principal, tenu par Franck Mc Glynn[17] est tout à fait surprenant de ressemblance avec le modèle, dont on peut étudier la figure sur tant de portraits dans les galeries et sur les billets de banque. Aussi, quoique ne comprenant pas un mot du dialogue, je prends un réel intérêt au spectacle qui me fait vivre un morceau émouvant de l’Histoire de l’Amérique ».
André Dauchez est subjugué et ébloui par Broadway « …tout flamboyant de lumière, vision invraisemblable et ahurissante dont il est impossible de se faire une idée. C’est toute la publicité extravagante de ce pays, enseignes lumineuses mouvementées, hors de toute proportion. Du haut en bas des gigantesques édifices, courent des nappes de lumière ; cela change sans interruption, éclate, se transforme. Fontaines lumineuses, tableaux illuminés, papillons voltigeant, fleurs et animaux hauts de 10 étages, silhouettes étranges montant dans le ciel. C’est fou, archi fou, et tous les soirs, il se dépense ainsi des millions de dollars ».
Lundi 29 mars : une soirée d’excès ! « Vers minuit, un taxi nous transporte au Palais-Royal, espèce de music-hall, dancing, extra-chic. Une grande salle assez basse, joliment décoré…où les couples de danseurs viennent s’ébattre entre deux bouchées. Ils dansent assez mal pour la plupart et beaucoup se tiennent collés fort étroitement, joues contre joues : une nouvelle mode ! ». André Dauchez continue la description de cette soirée quelque peu extravagante : « …intervient tout un spectacle, avec ballet, genre Chatelet, projections de lumières colorées assez curieuse car le public en est tout bariolé. Les danseuses sont agréables à voir et on les voit de tout près ; mais les costumes sont extravagants. Acrobates, chanteurs, etc…Puis le dancing recommence ». Puis il est invité par un américain parlant français à rejoindre une loge privée, ou ce dernier « nous offre du vin mousseux italien, ce qui est tout à fait prohibé[18], et les verres sont remplis sous la table. Une des étoiles de la danse est invitée à se joindre à nous. Elle est gentille, mais bien maigre ». Vers 1 heure du matin, André Dauchez repart dans un club voisin en compagnie du peintre Coffin[19] et de ses amis : « Un clubman nous montre sa cachette de wisky et nous offre un petit verre. Il en porte sur lui dans une gourde plate. Cette question de l’alcool prohibé préoccupe tout ce monde au plus haut point ». André Dauchez rentrera à l’hôtel à 3 heures du matin, et le lendemain : « Au réveil, j’ai mal à la tête, mais il faut avouer que je ne l’ai pas volé ».
Ce mardi 30 mars, après quelques visites chez d’autres confères artistes, André Dauchez se prépare à une soirée tranquille à son hôtel : « Erreur ! Olsson en grande toilette me fait comprendre que j’ai 10 minutes pour me mettre en habit ; nous avons un dîner au « Lotos Club »[20], il s’agit d’une grande réception. En effet, 10 messieurs nous attendent dont le président, le secrétaire et le trésorier de l’Association artistique ». André Dauchez doit faire un petit discours : « Dieu merci, je m’en tire sans trop de peine. Mes voisins me félicitent gentiment. (…) J’ai l’impression que je suis accueilli comme français avec une véritable affection, et que ma modeste personne est sympathique à tous ces gens ». « On me donne des fleurs que je passe à la ceinture de mon manteau. Ainsi tourné, je fais sensation ». « On m’offre je ne sais quels divertissements, comme hier soir. Merci, j’en ai assez. Je ne veux pas laisser ma peau en Amérique… ». André Dauchez terminera la soirée dans sa chambre d’hôtel autour d’une bouteille d’eau de Vichy.
Le vendredi 2 avril, autre soirée festive : « Chez Symons, on boit des cocktails abondants. Je m’y résigne, parce que je ne trouve pas ça mauvais…Dîner au « Salmagundi Club »[21]. J’en ai assez de ces séances de boustifaille dans des tabagies, mais je ne puis refuser ces très aimables invitations de mes nouveaux amis ».
Lors d’une soirée, André Dauchez est enchanté par la musique des îles Hawaï : « Un gramophone perfectionné fait entendre des airs américains et des chansons des îles Hawaï qui me ravissent. Musique sensuelle, un peu italienne, un peu sauvage aussi, accompagnée par un instrument d’une sonorité particulière et très prenante, dont les notes vibrent étrangement, come des sanglots. Cela s’appelle, me dit-on un ukelelé, et se vend partout à des prix modiques. Il faut que je me procure un ukelelé ». Il fera l’acquisition de cet instrument dans un magasin de Pittssburgh.
II. Voyage à Pittsburgh (du 7 au 10 avril 1920)
C’est le 7 avril 1920, soit 10 jours après son arrivée à New-York, qu’André Dauchez part pour Pittsburgh : « enfin, j’en ai assez de cette vie à New-York » écrit-il dans son journal.
Il part le matin même de la gare de Pensylvannie, en compagnie de Symons, Carlson (d’origine danoise et qui échange en français avec André Dauchez), Hawthorne[22], « Bruce Cran », Olsson.
Ils sont installés dans un petit salon, dans un wagon où toutes les commodités sont prévues : « Il n’y a pas de compartiments comme chez nous, mais les wagons sont occupés dans toutes leurs longueurs par d’excellents fauteuils sur deux rangs…qui pivotent au gré du voyageur. Aux extrémités, se trouvent les lavatorys, fumoirs, etc… ».
Avide de connaître de l’Amérique autre chose que New-York, André Dauchez observe sans relâche le paysage qui défile devant lui. Déçu par les visions de la banlieue « hérissée de tuyaux d’usines », ce n’est qu’après avoir dépassé Philadelphie que « la campagne devient plus aimable, vallonnée, d’aspect très blond. Les maisons sont toutes en bois et peintes de couleurs sombres, en rouge, vert et brun ».
Le paysage change après avoir dépassé Harrysburgh : « on entre dans un pays montagneux…de hautes collines très boisées, dominant un grand fleuve limoneux, le long duquel le train roulera toute la journée ». André Dauchez trouve ce paysage triste et monotone mais à la fin de la journée, il brosse un étonnant tableau : « …un peu de soleil vient embellir ce maussade paysage, et donne des effets de couleurs très inattendus. Beau ciel avec de gros nuages roulés. Fonds montagneux gris violets, premiers plans accidentés coupé de ruisseaux, opposition curieuse des lumières dorées avec le bleu vif des ombres sur la neige, et de temps en temps parmi cette vision de plein hiver un arbre paré du vert le plus tendre par le printemps qui semble plus avancé dans cette région ».
Olsson et Dauchez vont descendre du train, avant l’arrivée en gare de Pittsburgh, car ils séjourneront dans la maison de Mr Beatty[23] qui vient les attendre, accompagné de son fils et d’un interprète : « Quelle prévenance ! ». Il est accueilli par toute la famille Beatty dans une maison entourée de jardinets et de pelouse, où voisinent d’autres maisons du même genre. « Je suis dans une vraie famille et je ne m’y sens pas traité en étranger ». Il visite la maison et : « aux murs, beaucoup de souvenirs d’amis, Le Sidaner, Cottet, Simon, Aman-Jean, et quelques peintures de Beatty lui-même non sans valeurs ».
L’interprète est Mr Esquerré, d’origine basque et professeur de chimie à l’Institut Technologique : « il est assez exubérant, très méridional, intelligent d’ailleurs et agréable. Tout de suite j’ai besoin de lui pour répondre à deux journalistes venus pour m’interviewer. Il faut que je donne mon impression sur l’Amérique, que j’explique la situation en France, etc.. ».
Le jury du Carnegie Institute
Le lendemain de son arrivée, le jeudi 8 mars 1920, André Dauchez part en automobile pour l’Institut Carnegie : « car c’est aujourd’hui que commencent mes fonctions de juré et que vont être justifiées ces énormes dépenses nécessitées par mon voyage ». Il va y rencontrer d’autres membres du jury dont Tarbelle[24], « Davier » et Redfield[25], sympathisants tout de suite avec ces deux derniers « parlant parfaitement le français ». André Dauchez va parcourir les différentes salles d’exposition : « Dans une grande salle sont présentées les œuvres des membres du jury et nous commençons par là. Les miennes sont en place d’honneur, les autres me font bonne impression ». « Salle Ménard. Ses 20 toiles y donnent une excellente idée de son œuvre ». « A côté, grande salle où sont rangés les tableaux des hors concours. Rien de sensationnel. La grande toile de L. Simon, sa Nausicaa, ne le représente pas exactement ».
Il regrette que la peinture française ne soit pas mieux représentée, par des toiles plus remarquables : « Ainsi Bernard (Emile Bernard) a 2 petites toiles que j’avais cru d’abord être d’un imitateur quelconque ».
Avant de retrouver les autres membres du jury pour délibérer, André Dauchez profite de sa venue pour visiter les collections permanentes de l’Institut Carnegie où il retrouve son travail : « J’y revois mes « Barques ». Ça n’est pas mal, ma foi, mais un peu craqué et ça aurait besoin de vernis. On a mis en dessous une pancarte indiquant que ce tableau a eu la 1ère médaille, ce qui est faux. Mes « ramasseurs de varech » qui ont eu ce prix, ne se trouvent pas ici, comme je le croyais et personne ne peut me dire ce que cette toile est devenue ».
Une fois la visite des salles d’exposition effectuée, les jurés vont se réunir et André Dauchez décrit les opérations du jury : « Les jurés sont installés dans de confortables divans, et gratifiés de bons cigares, on leur présente l’un après l’autre et isolés, les ouvrages à examiner, soit pour admission ou refus, soit pour être gratifiés d’un placement privilégié, soit pour être destinés au jugement spécial en vue de récompenses ».
André Dauchez indique que la moyenne des tableaux présentés est bonne, mais qu’il y a beaucoup de refus et que parfois certains tableaux écartés le sont du fait de la comparaison avec les œuvres présentées précédemment, et comme on ne peut revenir en arrière « les erreurs sont fatales » et que les jurés peuvent être « injustes involontairement ».
Malgré tout, André Dauchez se contente du déroulement des jugements : « il n’y a aucune discussion, chacun levant simplement la main pour accorder admission ou privilège spécial ». Cela dit, il est très déçu des résultats et des récompenses accordées. Il fulmine contre le fait qu’il ne peut s’exprimer en anglais et ainsi indiquer ses réticences et ses désaccords avec d’autres membres du jury : « J’ai le regret de voir décerner la 1ère médaille à un mauvais tableau, que j’aurais certainement hésité à recevoir. L’auteur, Abbott Thayer[26], doit avoir une certaine notoriété. J’espère qu’il a fait mieux et que cette récompense s’adresse à de meilleures choses déjà faites. (…) Je regrette infiniment de ne savoir pas m’exprimer en anglais, car me trouvant en dehors de toute intrigue, j’aurais protesté sincèrement contre le choix de cette toile ».
« Le second prix va à une bonne chose d’un anglais, Talmage[27] : jeune femme avec une ombrelle devant la mer. C’est de la peinture honnête, très simple et franche, et plus original que tout le reste. »
Le travail des membres du jury a été effectué et les résultats ainsi prononcés, tout le monde va se retrouver pour un banquet solennel à « l’Athletic Club »[28]. 30 convives sont installés autour de la « table somptueusement servie, couverte de fleurs ». André Dauchez est installé à la droite du président Mr Church, directeur général de l’Institut Carnegie, « homme distingué, très aimable et très francophile ». Celui-ci fait un discours, que l’on traduit à André Dauchez, et qui parle de la France : « …de la grande amitié que les vrais américains ont tous pour mon pays, de l’affliction que nos épreuves leurs ont inspirées, des souhaits qu’ils font pour nous, etc… ».
C’est au tour d’André Dauchez de faire son petit « speech » : « Tout de même quand on se livre et qu’on voit 30 paires d’yeux braqués qui vous examinent, 30 paires d’oreilles qui vous écoutent, il faut se raidir… ». André Dauchez dit toute sa reconnaissance pour l’accueil qui lui a été offert : « J’affirme toute la gratitude que nous gardons chez nous pour l’admirable effort américain qui nous a aidé à faire la guerre. Je résume enfin mes impressions de voyage, mon admiration de New-York, si extraordinaire ville, si riche, si vivante, puis le plaisir de connaître les artistes américains, de trouver parmi eux de vrai amis ».
Des pensées pour sa famille et sur la situation en France.
André Dauchez se soucie régulièrement de ce qui peut se passer en France au même moment et il pense à sa femme et à ses enfants.
Le 6 avril 1920, il voit sur les journaux « d’énormes manchettes annonçant que les troupes françaises entrent en Allemagne, que 100.000 hommes occupent Francfort. Que se passe-t-il, pourquoi cette intervention ? Personne ne peut me renseigner ».
Il espère recevoir du courrier mais n’a aucune nouvelle depuis plusieurs jours. A la fin de son premier jour en tant que membre du jury du Carnegie Institut, André Dauchez s’exprime ainsi : « Cette journée a été dure. En outre, je suis inquiet des nouvelles de France. Personne ne me renseigne exactement sur la situation, que je sens grave. On me dit seulement que la guerre va peut-être recommencer. C’est effroyable. Et toujours rien de ma famille ! Comme je suis loin des miens, hélas ! ».
Le 7 avril 1920, André Dauchez arrive à Pittsburgh, ou du moins est accueilli chez Mme et Mr Beatty chez qui il va loger : « Beatty, l’excellent homme est là, qui nous attend avec son fils et un français (Mr Esquerré) qui me servira d’interprète. Quelle prévenance ! ». « D’abord, une grande, très grande déception ! Je me réjouissais depuis longtemps à l’idée de trouver ici des nouvelles de chez moi. Hélas ! il n’y a rien ».
André Dauchez écrit à nouveau dans son carnet la veille de son retour en France : « Et surtout hélas ! pas une lettre pour me parler des miens ». Mais le lendemain, 13 avril 1920, sur le départ pour une nouvelle traversée vers la France, on lui remet enfin 2 lettres qu’il ouvre plein d’émotions : « Tout va bien, tout allait bien du moins il y a 15 jours, et je me sens pénétré d’un bonheur immense. Il était temps ! ».
III. Le voyage de retour (du 13 avril au 24 avril 1920)
Le mardi 13 avril 1920, André Dauchez embarque à bord du paquebot « Carmania[29] » et s’installe dans sa cabine (« DeckC n°15 ») : « L’ennui est que cette cabine n’a ni vue ni éclairage ou aération sur le dehors…mais bien suffisante pour le sommeil ».
Le départ est donné par un coup de sifflet « énorme et prolongé » : « J’éprouve alors une forte émotion, faite de tout le bonheur du retour vers mon pays, vers ceux que j’aime, inspiré aussi par le départ d’un pays où j’ai été reçu si cordialement, auquel m’attachent maintenant des souvenirs profonds, des amitiés fidèles et de la sincère affection… ».
André Dauchez va trouver cette traversée de retour assez longue et surtout ennuyeuse. Il fera quelque rencontre bien-sûr, mais il indique à plusieurs reprises que cette traversée est moins agréable que celle de l’allée et qu’il s’ennuie : « Pas un français ! Personne à qui parler. Mais patience. Encore quelques jours, et je serai chez moi ». Au bout d’une semaine, l’ennui se ressent encore plus : « Je commence à souffrir de la monotonie et du vide de cette existence à bord. Il faudrait la partager avec des amis, et je n’en ai pas ». Mais il se réconforte en pensant aux retrouvailles avec les siens, notamment quand il voit que sur le pont de 2ème classe il y a beaucoup d’enfants : « Ils m’attirent ces gosses. Mais comme les plus jolis d’entre eux sont loin de mon petit Luc et de ma petite Luce ».
Au petit matin du vendredi 23 avril, le « Carmania » mouille devant Plymouth : « Beau décor, formé de hautes collines descendant vers la mer ; prairies et bouquets d’arbres verdoyants dans toute la fraîcheur du printemps ».
Une rencontre de dernière minute : « Accoudé tranquillement sur la plus haute passerelle à l’avant, je contemple le spectacle, quand s’élève une forte odeur de parfum à côté de moi, un frôlement, une voix féminine m’arrachent de ma rêverie. C’est une petite brune, un peu frêle, assez jolie, dont j’avais déjà remarqué les regards perçants, et qui, la veille avait laissé tomber devant moi, avec intention sans doute, un crayon que je m’étais contenté de lui ramasser. Cette fois elle engage la conversation dans un mélange d’anglais et de français presque inintelligible. Pourtant, je comprends vite, je comprends trop. Elle a 26 ans. Son nom, son adresse, elle me les écrit sur mon carnet : « Mme Jeanne Kaplan-Brown Shipley, 123 Pall mall, London ». Pour moi, elle sera Mme Jeanne, ou Jeanne tout simplement et je serai son « chevalier » ! Ça va bien. Alors elle m’explique qu’elle est créole, de parents français et espagnols, que son mari est sénateur en Amérique, qu’il est très froid, très froid…tandis que moi j’ai le cœur chaud. Pour la calmer, je lui dis que j’ai huit enfants…que mes bagages ne sont pas faits…et nous nous quittons très bons amis ».
Une fois les passagers débarqués à Plymouth, le « Carmania » lève à nouveau l’ancre et met le cap sur la France. Il arrive devant Cherbourg : « au moment où le crépuscule s’avance, on devine une longue côte uniforme devant laquelle scintillent quelques feux, phares et bateaux moillés ».
Arrivé à Cherbourg, une fois les formalités douanières terminées, André Dauchez prend un train pour Paris : « Train ignoble, sale, démantibulé. C’est une honte, que doivent penser les américains habitués à tant de confort et de propreté ? ».
Après une nuit agitée dans ce train où les fenêtres ne ferment pas, André Dauchez arrive à Paris, terminus de son périple de plus d’un mois : « Enfin à 9h, après de longs arrêts dans la brume, à Asnières et aux portes de Paris, nous arrivons à la gare St Lazare. Mon voyage est fini. Samedi 24 avril 1920 ».
[1] Le New York Biltmore Hotel était un hôtel de luxe situé au 335 Madison Avenue à Midtown Manhattan.
[2] Frederick Childe Hassam (1859-1935), peintre impressionniste formé à l’Académie Julian à Paris. Il fréquente Pont-Aven dès les années 1887, le Pouldu puis séjourne dans le Trégor au début du XXème siècle.
[3] Eanger Irving Couse est reconnu pour ses peintures d’Amérindiens, du Nouveau-Mexique et du Sud-Ouest des États-Unis.
[4] Hayley Lever (1876-1958), peintre, graveur, conférencier et professeur d’art australo-américain.
[5] Albert Julius Olsson (1864-1942), artiste britannique, membre de la Royal Academy.
[6] Club privé fondé en 1898 « pour stimuler, encourager et éduquer le peuple américain dans les beaux-arts ».
[7] Walter Elmer Schofield (1866-1944), peintre paysagiste impressionniste et peintre marin, de Philadelphie.
[8] Lucien Simon (1861-1945) et Emile René Ménard (1862-1930)
[9] Lawton S.Parker (1868-1954), peintre américain qui a fréquenté l’Académie Julian et les Beaux-Arts, et a exposé à plusieurs reprises à Paris.
[10] John Singer Sargent (1856-1925), peintre américain qui travailla essentiellement en Europe.
[11] Winslow Homer (1836-1910), l’une des figures majeures du réalisme américain du XIXème siècle.
[12] The Woolworth Building, gratte-ciel néogothique de 1913, ancien plus haut bâtiment du monde et monument architectural encore aujourd’hui.
[13] Ce roman de science-fiction de H.G.Wells, écrit en 1907, décrit une guerre aérienne qui s’étend à l’échelle mondiale.
[14] Henry Caro-Delvaille (1876-1928) fut actif dans les années 1900 à Paris, il se consacra d’abord à des scènes intimistes et au portrait, puis devint rapidement un des tenants du renouveau de la fresque décorative. Il émigra dès 1913 aux États-Unis et s’installa définitivement à New York, s’orientant alors vers un style Art déco. Il fut ainsi une des figures centrales des cercles artistiques, littéraires et musicaux de part et d’autre de l’Atlantique, de Paris à New York.
[15] Salomé est une peinture orientaliste exécutée vers 1870 par l’artiste français Henri Regnault (1843-1871). L’œuvre fait partie de la collection du Metropolitan Museum of Art de New York.
[16] Le James Earl Jones Theatre, à l’origine le Cort Theatre, est un théâtre de Broadway construit en 1912.
[17] Il s’agit de Frank McGlynn Sr (1866-1951), qui va personnifier le président Lincoln au théâtre et surtout au cinéma plus d’une dizaine de fois.
[18] De 1920 à 1933 aux États-Unis, c’est la prohibition qui interdit la fabrication, le transport, la vente, l’importation et l’exportation de boissons alcoolisées.
[19] William Haskell Coffin (1878-1941).
[20] Club privé fondé en 1870, où se sont côtoyé les grands noms du monde l’art et de la littérature, du journalisme et de la politique.
[21] Le Salmagundi Club est un centre des beaux-arts fondé en 1871, accueillant des artistes, des expositions, des cours d’art.
[22] Charles Webster Hawthorne (1872-1930), peintre américain de portrait et de scènes de genre.
[23] John Wesley Beatty (1850-1924), peintre-graveur originaire de Pittsburgh et premier directeur du Département des Beaux-Arts du Carnegie Institute.
[24] Edmund Tarbell (1862-1938), peintre impressionniste américain, formé à l’Académie Julian à Paris.
[25] Edward Redfield (1869-1965), peintre impressionniste américain de paysages.
[26] Abbott Handerson Thayer (1849-1921), peintre américain formé à l’académie des beaux-arts de Paris et élève de Jean-Léon Gérôme. Le Carnegie Institute avait organisé une exposition de cet artiste en 1919.
[27] Algernon Mayow Talmage (1871-1939), peintre impressionniste britannique, confrère du peintre Albert Julius Olsson à l’école de St Ives.
[28] Grand bâtiment de style vénitien construit entre 199 et 1911, et regroupant plusieurs clubs et associations.
[29] Le Carmania est un paquebot transatlantique britannique mis en service en 1905 pour la Cunard Line.